[Live report]

Publié le par Métastases

My Own Private Alaska
par Domino

MOPA-AmenTout d'abord, il convient de préciser que cet article posait en soi un problème, à savoir : la retranscription brute d'une émotion allait-elle être possible ? Quand la musique vient capturer l'âme de l'auditeur, est-il possible de rédiger un article faisant fi de son vécu, pour offrir alors quelque chose de plus pro et impeccablement rédigé dans un format passe-partout ? Après avoir retourné le problème dans tous les sens, tenté quelques dizaines d'articles conventionnels (comprenez par-là : retranscription de l'interview question par question suivie de son live report), la réponse est apparue évidente : impossible était la tâche. Impossible car beaucoup trop minimaliste par rapport à l'émotion ressentie ce soir-là, tout comme il n'était pas possible de publier quelque chose de trop personnel non plus. Un travail a donc été effectué, une mise à plat de l'esprit pour arriver à saisir à nouveau cet instant. En espérant que la lecture sera agréable, je (car cet article sera à la première personne) vous dis merci d'avance de prendre du temps pour lire cette tentative de compromis entre flashs émotionnels purs et compte-rendu plus formel.
 
La simplicité a forcément du bon, quel que soit le domaine. Et c'est ainsi que m'ont reçu Tristan et Yohann, respectivement pianiste et batteur du trio. Milka étant absent, c'est donc à trois que commence l'interview où mes questions se sont avérées presque inutiles, les paroles de Tristan et Yohann étant une mine d'informations dans laquelle je n'ai eu qu’à puiser pour comprendre le groupe. Ce qui les a réuni ? L'envie de faire quelque chose de différent, que ce soit autant dans le fond que dans la forme. Pari réussi. D'autant plus que comme il le sera dit dans l'interview, la différence fait souvent peur.

Mais celle-ci sait aussi être belle, ce qui se démontre dès les premiers instants du spectacle. Le trio arrive détendu, simplement bien loin de l'aspect prétentieux que certains veulent leur coller. Micro et piano se font face, laissant Yohann face au public derrière sa batterie, l'ensemble figurant une sorte de balance symbolique fortement appropriée. Tristan prend la parole, demande des applaudissements pour l'équipe de la salle des Trinitaires, les sympathiques groupes de première partie (Ikebana, et Magyar Posse), ainsi que pour leur équipe personnel. Tristan annonce rapidement l'anniversaire de leur tour manager, Milka ouvre le champagne. Tout semble calme avant la tempête. Tristan annonce la set-list, confirmant le fait qu'entre les morceaux, le groupe ne lâchera que quelques mots furtifs, ceci pour garder le climax intact. Les lumières s'éteignent et le silence prend en otage la salle avant le début du concert et son premier titre, « Amen ».

Questionnés sur la signification de ce titre, qui est également celui de l'album, Tristan et Yohann répondront de manière complémentaire en signifiant qu'en dehors de son sens religieux, ce mot signifie l'acceptation. Dans le contexte de la chanson, il s'agit d'acceptation de la perte de personnes aimées. Dans le cadre de l'album, l'acceptation de l’émotion distillée à travers celui-ci, ainsi que l'acceptation d'une histoire, d'un chemin qui a amené jusqu'ici. En découvrant « Amen » sur scène, je ne peux m'empêcher d'y apporter une nouvelle définition.

« Amen » serait l'acceptation de s'abandonner dès les premiers instants à une musique, une émotion. La frappe de Yohann stoppe mon cœur, le cri de Milka conjugué au piano de Tristan fige le temps, instantanément. « Amen », c'est accepter de lâcher prise, d'ouvrir son esprit à ce qui s'offre devant nous à ce moment précis. Un sourire halluciné s'accroche à mon visage. Le son en live est bien plus fort et juste que dans mes rêves.

Tristan me confie que pour reproduire les ambiances de l'album, ils ont la chance d'avoir avec eux un ingénieur du son qui connaît par cœur chaque seconde de « Amen ». Les effets de delay et autres sont ainsi judicieusement placés, toujours à bon escient. Et pour ceux qui se demanderaient si le groupe tente de reproduire très exactement l'album sur scène, Tristan me répondra que non, préférant toujours se laisser une marge de manœuvre pour une certaine improvisation, évoquant alors « Ode To Silence » comme l'exemple d'une chanson où ils aiment se lâcher, se « laisser emporter par l'instant » prenant pour exemple Milka, ne chantant jamais de la même manière les mots des chansons.

Devant moi, « Amen » se conclue sur un final fort, Yohann ayant épaulé un bref instant Milka pour un cri sortant du fond du cœur. La différence dont il était question plus tôt est palpable aussi au niveau des relations entre les musiciens. Il n'y a ici pas d'individualité, chacun des membres semblant fusionner, comme trois incarnations d'une seule entité se réunissant dans la musique. Tristan soulignera ce fait en me confiant que Ross Robinson les avait poussés à faire des versions instrumentales pour diverses utilisations. La conclusion fut simple : la voix était indissociable, car « vous chantez tous ensemble » leur dira-t-il. Quelques secondes de silence dans le noir, on aperçoit Tristan s'étirer, comme pour rentrer progressivement dans une sorte de transe. Milka et Yohann semblent plus tournés vers eux-mêmes pour le moment. « Anchorage » fait alors suite à « Amen », sa construction tout en crescendo calme quelques instants mon cœur avant de le laisser s'emballer de plus belle sur le final. Le silence se réinstalle à peine un instant pour que Yohann m'assomme encore avec l'intro de « After you ». Tristan s'étire encore pendant celle-ci, canalisant apparemment sa force et son esprit, et Milka agissant tel un catalyseur de l'ensemble tenant dans le suave de sa voix l'ambiance qu'il laisse vite exploser. Les larmes coulent, plus possible de les retenir, et tant pis pour ceux qui me regarderont de travers.

Beaucoup se sont demandé sûrement le pourquoi de la reprise de « Where did you sleep last night ? ». La question posée, Yohann me rappelle l'origine de cette chanson, au départ chant d'esclaves Américains et qu'un chanteur de country du nom de LeadBilly s'est approprié. Aucun rapport avec Nirvana alors ? Ceux-ci n'en ont fait qu'une reprise excellente, contribuant à sa popularisation. Si le groupe s'est décidé à la reprendre, c'est pour deux principales raisons : un hommage à l'interprétation de Kurt Cobain (et au grunge en général, qui a changé leurs vies), et une proximité des paroles avec leurs vies personnelles à cette époque.

L'interprétation sur scène en est magistrale. Milka quitte sa chaise, venant décharger au milieu de la scène chaque « my girl » hurlé, qui prennent alors des allures d'uppercut en plein visage. Je reste immobile, paralysé par tant d'émotion. Les larmes ne sont pas loin, et c'est mollement que j'applaudis au final, mes membres ne répondant plus que difficilement. « Ode to silence » fera suite dans une version majestueuse. Tristan ne m'a pas menti : ils aiment se lâcher sur ce morceau. Milka déambule sur scène, venant marteler les touches avec Tristan, cherchant un contact avec Yohann. Il est comme un électron libre en ébullition et c'est théâtral, mais toujours juste, qu'il entamera son chant. Le morceau est haletant, l'implication est telle qu'à la fin de celui-ci, je me sens fatigué avec eux. Emotionnellement usé, ce que l'ami m'accompagnant me confirmera plus tard.

Le rythme d'intro de « Broken army » tout d'abord martelé sur le micro par Milka, puis rejoint par les deux autres me donnera l'occasion de respirer un bref instant avant de plonger à nouveau. Tout autant que la musique, j'apprécie le travail lumière autour du groupe, offrant une dynamique impeccable sur chaque chanson, mettant également en valeur les peintures de Yohann, peintre en plus de musicien. Milka ira plusieurs fois taper avec son micro sur les toiles, comme s'ils les apostrophaient, les bénissaient, semblant créer un dialogue inattendu avec elles. « Ce ne sont que des toiles » me dira ironiquement Yohann quand je lui fais remarquer après concert qu'elles doivent souffrir des assauts de son comparse.

Milka annonce pendant la courte pause : « la chanson qui suit est une chanson d'amour », laissant Tristan placer les premières notes de « Die for me ». Précédemment face à eux, je leur expose un parallèle entre la musique classique et la leur. Ayant pu faire écouter l'album à des gens amateurs de ce qu'on appelle  "La Grande Musique" et farouches opposants de toute musique "hurlée", c'est avec surprise que j'ai découvert que l'émotion avait été des plus palpables pour eux et c'est bouleversés qu'ils m'ont rendu le cd. Humble, Tristan me confie qu'il ne faut pas forcément les rapprocher de ces grands compositeurs, ces derniers ayant développé moult nuances dans leurs œuvres qu'on ne retrouve pas chez My Own Private Alaska, lequel baigne dans un univers majoritairement sombre. Il admet cependant que certains morceaux pourraient avoir une fibre qui serait rapprochable du mouvement romantique, approuvant mon exemple sur « After you » – ce qui aurait pu être également le cas sur « Die for me ». L'intro terminée, celle-ci finissant de me convaincre de sa virtuosité, le contraste se fait explosif lors de l'arrivée de Milka et Yohann. Les larmes coulent encore une fois. L'esprit voyage, bien au-delà d'une salle débordant des sentiments que dévoile le groupe. Le morceau convoque des images mentales et des sensations bien trop personnelles pour être retranscrites par de simples mots. Les larmes se font légion, sans que je ne puisse rien y faire. Je fais partie intégrante de la musique du trio, comme dans une fusion inédite, nouvelle. L'ami m'accompagnant me confiera plus tard qu'il a trouvé à ce moment-là le groupe « beau ». Car la sincérité est toujours d'une violente beauté.

Dans l'interview, Tristan et Yohann m'ont également parlé « d'universalité de l'émotion ». Peut-on donner de l'émotion lorsqu'on hurle avec technique, réflexion et puissance ? La vision de Tristan est qu'il sera plus aisé de toucher les gens en allant chercher en soi les stigmates de souffrances personnelles, offertes en « cadeau » (selon Yohann) à l'auditeur pour que chaque personne qui écoute le disque puisse s'identifier à ce cri. Un cri technique ne touchera pas forcément l'auditeur ; un cri humain, sincère, tel le cri d'un parent ayant peur de perdre son enfant, d'un amour perdu, sera universel, s’avèrera plus marquant que n'importe quelle technique.

C'est ce que me prouvera « Just like you and I », que je n'attendais pas sur scène et dont l'interprétation me retournera les tripes, me laissant bouche bée devant un Milka se jetant contre un mur, et tremblant devant son final a cappella où pendant de longs instants, il restera immobile au milieu de la scène en répétant « just like you and I » comme plusieurs supplications, un peu plus déchirantes à chaque fois. Tristan et Yohann ayant donné grandement sur ce morceau (comme sur les autres), l'a cappella de leur chanteur leur permettra de se préparer pour l'apothéose finale.

Le don de soi est une donnée qui reviendra souvent le long de l'interview, une composante essentielle de leur univers qui me permettra d'apprécier et de comprendre, d'autant plus après coup, la portée de leur musique. Tristan et Yohann reviennent plusieurs fois sur les conditions de l'enregistrement, évoquant l'implication profonde dont ils durent faire preuve, le travail sur eux-mêmes qui a mené à cette atmosphère bien différente de l'EP. Là où celui-ci était froid et en adéquation totale avec le nom du groupe, l'album leur a permis de se recentrer sur eux-mêmes, comme une sorte de voyage intérieur, conviant des atmosphères et des sensations beaucoup plus chaudes, ce qu'ils ne remarqueront qu'après coup, les contraignant à changer toute l'imagerie prévue à la base.

Et ce don de soi s'illustre parfaitement à travers « I am an Island », apogée du concert. Une apogée semblant venir de loin, comme sur l'album où la frappe de Yohann semble arrivée du profond d'un espace inconnu. Debout devant moi, imposant, Milka donne ses dernières forces, épaulé par Tristan, dans une ultime transe indescriptible. Il frappera chaque note de son clavier, m'assommant tout autant, me laissant entrapercevoir Yohann derrière sa batterie, éprouvé. Milka marquera la fin du refrain par un premier hurlement qui marquera le point précis de ma chute, celle que j'effectue à l'intérieur de moi-même. La frappe de Yohann relançant le couplet me rattrapera et me placera au milieu de la fusion incandescente qui a lieu devant mes yeux. Un deuxième hurlement soudain, suivi d'un déluge sonore. Milka y prendra part à plusieurs reprises, avant de chuter sur le retour en face de moi laissant le groupe déchaîner par "pulsations" des geyzer émotionnels sonores. Milka restera immobile en face de moi, comme vidé et mon immersion est alors telle que j'aimerais trouver la force de le relever, mais je reste paralysé par le spectacle dont je suis spectateur. Milka se relève, invoque les dernières forces en lui et les joint aux autres. Ma respiration s'accélère alors que se prépare le final redouté, au bord de la surcharge émotionnelle. Un dernier hurlement, un dernier martèlement de touches, une dernière frappe de batterie, ensemble. Le trio, immobile, laisse le son s'évaporer. Les lumières se rallument ; chaque membre, couvert de sueur, se prend dans les bras, remercie le public et s'évade en coulisses.

Mes mains ont applaudi par automatisme. Je réintègre mon corps, à peine conscient de ce que j'ai vécu et c'est le retour à la réalité qui me fait craquer. Je fonds en larmes, par spasmes incontrôlables, inexplicables. L'ami qui m'accompagne me soutient, pourtant tout aussi marqué, comme une jeune fille près de nous, la main sur la bouche, quittant la salle précipitamment. Mes larmes ne s'arrêtent pas et nous sortons pour nous asseoir, l'air frais nous aidant dans notre redescente. Mes larmes se muent en un rire nerveux, incontrôlé lui aussi. Je suis en état de choc, ne réalisant rien de ce qu'il m'est arrivé. Je ne sais pas combien de temps a duré le concert, je ne sais pas combien de temps je suis resté dehors, je ne suis même plus sûr de savoir qui je suis. Remis difficilement de mes émotions, je vais balbutier quelques mots confus au groupe, qui m'accueille avec humilité et réelle gentillesse. Je confie à Milka que ce concert vient de me donner la meilleure raison pour faire de la musique ma vie, il me remerciera avec sincérité me confiant que « les gens viennent nous voir pour nous dire juste : "ton batteur frappe super fort". C'est gentil, vraiment, mais ça n'est pas ce qu'on recherche à laisser comme souvenir ». Yohann accueillera nos remerciements avec une certaine timidité, Tristan, lui, sera plus à l'aise, ce qui mènera à une discussion agréable sur le sens de leur musique et de celle-ci en général. Comme je lui ai confié ce soir-là : « la virtuosité, ce n'est pas plein de notes dans tous les sens, mais plein de sens dans toutes les notes ». Chaque seconde de ce soir était pleine de sens. Comme dit plus haut, je les en remercie et j'insiste bien sur le terme de remerciement, la performance étant telle qu'elle ne souffrirait d'aucune appréciation ou notation.

Plus de deux semaines après le concert, je me demande encore si j'aurais dû en écrire un résumé conventionnel. Je n'en aurais pas été capable, car encore aujourd'hui, les images sont trop fortes dans ma tête pour être décrites. Aurais-je dû attendre davantage pour offrir autre chose ? Il était important pour moi de partager cette expérience telle quelle, de la manière la plus directe qui soit. Car l'Art, le vrai, ne se pense pas, ne s'écrit pas, ne s'analyse pas, nous touche simplement et se vit. Et ce récit n'est pas grand-chose en comparaison à ce que j'ai vécu ce soir-là. À tout ceux qui se demanderaient ce qui m'a poussé à écrire ceci, et de cette façon-là, je ne pourrais conseiller qu'une chose : lâchez prise, ouvrez votre esprit, car n'est « limité que le cerveau humain, pas la musique » comme me le dira Tristan. Ne pensez pas leur musique : vivez-la, comme mille expériences que vous auriez déjà vécues. En espérant que vous saisirez ce que j'essaye de vous transmettre, à ceux qui ont lu cet article, et encore une fois à Tristan, Milka et Yohann : merci.

Publié dans Live report

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